Différents niveaux de lecture

J’en reviens à ma conversation avec ma voisine. Intérieurement, je ne décolère pas et j’ai besoin d’écrire pour que ça passe. Quand je lui ai parlé des différents niveaux de lecture de la croix et de la crucifixion de Jesus, elle m’a dit “ah ça, c’est catholique”. Ben peut-être, mais pas que. Les musulmans ont aussi différents niveaux de lecture. Quand je lui ai parlé des Bouddhistes et des Hindouistes, elle a cligné des yeux, façon de dire “ah ceux là”. En fait, ils n’existent pas dans sa conscience religieuse, elle en fait abstraction.

J’ai été élevée en banlieue dans un quartier plutôt calme et j’ai vu, j’ai même vécu avec cette propagande anti arabes. Au début des année 1990, j’étais un peu comme les autres, fatiguée de me sentir menacée par un machisme grossier de quartier. Puis je suis partie en Indonésie où j’ai appris avec d’autres peuples, leur version à eux de l’Islam. Sur l’île de Sumatra, des villages peuvent être matriarcaux, matrilinéaires et musulmans. Je me suis fait des amis musulmans. J’ai vécu chez des musulmans et c’est le vice-recteur de l’université Islamique de Medan qui signait mon visa. Ils m’ont prise comme j’étais, m’ont encouragée dans mon travail, m’ont permis de fêter Noël, d’avoir des amis et d’être protégée. Forcément, mon idéologie a évoluée, ma perception, et même ma connaissance.

Lorsque j’ai photographié la cathédrale de Chartres, je ne pouvais pas ne pas voir le croissant à côté de la croix et ces deux symboles, sur les deux tours, sont pour moi la fondation de ce que je souhaite. Pour moi le Christianisme commence là, dans cette ouverture d’esprit parce que c’est seulement cette ouverture d’esprit qui peut conduire les peuples à mieux se connaître, à émuler l’un l’autre des connaissances toujours plus affinées, mieux traduites, mieux expliquées. Ces connaissances sont des niveaux de lecture.

Lorsque j’étais à Aceh, je préparais mes appels à la paix avec un petit vendeur de livres Halal juste derrière la Mosquée verte. On ne peut pas voir ces couleurs, cette architecture sans se dire qu’elle conduit à l’ordre et à la conscience de soit, la nécessité d’être là pour quelque chose. Au travers les différents niveaux de lecture, les différences s’estompent et les peuples se rapprochent. Il y a des moments dans une démarche spirituelle où il n’est plus nécessaire de parler, de raconter, d’expliquer ou de dire, parce que tout est là, évident.

Pour moi, cette évidence est dans la géométrie. L’Europe jusqu’à la Russie, le Moyen-Orient, l’Asie et toute une partie de l’Afrique on une architecture géométrique et cela veut dire quelque chose. Cela nous relie à l’univers par une conscience qui fait de nous des hommes. Sans chercher à atteindre ce niveau de conscience, les hommes ne sont pas des hommes, et c’est ce qui me fait hurler dans les propos de ma voisine, parce qu’elle considère que les choses sont ce qu’on en voit, qu’une croix est une croix et que Jésus est une personne. Elle se fait une représentation anthropomorphique de Dieu et c’est précisément ce que je réfute, mais ce qui me met en colère, c’est l’insistance avec laquelle elle veut me convaincre qu’elle a raison, parce que moi, je ne saurais pas, je serais soi-disant plus ignorante qu’elle. Quelle audace.

Je dis rarement quelle audace, parce qu’en tant qu’ethnographe, je suis habituée à voir des personnes dont les croyances sont différentes, mais c’est l’obstination qui est insupportable. J’ai eu des conversations avec des paysans Batak qui étaient mille fois plus intéressantes, constructives et même passionnantes. Hors là, je ne m’intéresse pas parce que je sais que derrière cette volonté de convaincre obstinément, il y a aussi une volonté de dominer.

Souvent on blâme le gouvernement américain, mais que dire du peuple. Les gouvernements ne sont que ce que le peuple en fait et je vois bien dans l’électorat de Biden, tout comme celui de Trump, une montée de la religiosité. Tous veulent convaincre et personne en fait ne veut vraiment parler des choses de fond, ni protestants et ni catholiques. Avec le Pape François, je trouve que l’église a amorcé un déclin. Certes il a l’air sympathique, mais ça ne fait pas tout. C’est ce qu’il fait qui est important et je pense qu’il emmène l’ensemble des catholiques vers un catholicisme colonial, brutal et superstitieux.

J’ai beaucoup écrit sur Ravenne et cela me ramène à Ravenne. Avec ce qui se passe en Ukraine, je pense que nous sommes à l’un de ces tournants là de l’histoire où les monarchies d’Europe vont devoir être inventives. Je pense qu’il faut redéfinir le discours religieux, pour ne plus être influencé mais pour influencer, dans le sens qu’il faut revoir le sens du sacré et la narrative que l’on met autour. Le Christianisme a fait des raccourcis incroyables qui sont de l’ordre du merveilleux. Cela, très certainement, a permis aux peuples d’évoluer, mais l’intelligence les rend sourds à cette dialecte. Il faut redéfinir le discours pour donner du sens aux choses, pour que les croyants, eux-mêmes y trouvent du sens et personnellement je ne conçois pas qu’aucune religion domine l’autre et qu’aucune ne puisse vivre sans les autres. Le destin du Christianisme, de l’Islam et du Judaism est soudé par le territoire commun de la Méditerranée et l’orthodoxie Russe en fait partie, pour cette richesse qu’elle apporte à l’histoire. Nous devons apprendre à vivre ensemble, à nous apprécier, nous tolérer et nous respecter.

Il n’y a pratiquement que la vieille Europe capable aujourd’hui de remettre de l’ordre dans l’histoire parce que la dialectique de l’Amérique devient envahissante, dangereuse et néfaste. Je pense qu’au moment de reprendre mes couleurs je devrai m’inspirer de cette réflexion là, que ma colère n’ait pas été vaine. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, mais pour sûre il faut réfléchir à ce qu’il faudra faire un jour pour que les peuples évoluent dans la sagesse. La stabilité du monde en dépend.

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